• La Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par Patoche

    C’est une fin de printemps chaud, dans une petite ville natale. J’achève une adolescence dans ce monde disparu. St-Etienne est encore une grande équipe, la France n’est pas championne d’Europe, Paris est à une journée de voyage. 

    La Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par Patoche

    Ici, la Maison de la Presse est le centre de gravité de ma vie culturelle. On peut y passer des heures à feuilleter les Saintes Evangiles Best et Rock’n Folk. Une librairie baba cool se niche bien dans la vieille ville, mais ça y sent la chèvre, les livres n’ont pas d’images et si un jour le nom de Bowie s’affiche sur une pochette de 33 tours (il y a un petit bac à vinyls), c’en est un autre.

    La Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par Patoche 

    Car le vrai Bowie est encore mon héros. Depuis qu’enfant, j’ai été fasciné par deux pochettes cartoons au rayon disques du Mammouth.

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    A ma gauche, un androgyne prend la pose dans une cabine téléphonique. A ma droite, un Fantomas souriant chevauche son piano.  

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    Elton John a l’air cocasse, Ziggy est bien plus troublant. C’est lui le premier dont j’apprendrai par cœur les grammaires.

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    1983, je cherche et je me cherche. J’embrasse ce que je peux, les livres comme les filles, et d’autres encore. Un premier béguin m’a laissé le coeur d’artichaut en morceaux. Je l’endurcis par l’expérience dans mon laboratoire sentimental. 

    La Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par Patoche

    Un autre phare est la boîte de nuit rock du coin. A la lisière de la campagne, elle surplombe la ville comme un château.

    La Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par Patoche 

    Le samedi soir, un DJ barbu y complète notre éducation musicale. On découvre qu’on peut danser comme des bœufs un peu maladroits sur les Doors, ZZ Top, Moon Martin, ou la batterie martiale de Sunday Bloody Sunday.

    La Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par PatocheLa Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par Patoche 

    Un soir de résultats de bac, j’y embrasse Barbara. Nous dansons un slow, je la serre contre moi en prenant sa bouche. Nos salives et nos sueurs se mêlent. Ses cheveux longs m’agacent le nez – ils ont dû être très beaux plus tard, elle aussi, je ne le saurai jamais.

    La Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par Patoche 

    Le DJ passe aussi des ritournelles de l’année. Des gigues entraînantes qu’on suppose plus irlandaises que U2. Une voix chaude, masculine sans être virile, celle d’un crooner sans poils au torse, sait s’élever sur le refrain et entraîner les instruments pour mieux les dominer. C’est sympathique, tout le monde aime, c’est branché puisque Rock’n Folk en parle en bien, Eileen joue du violon… Je découvre Dexys Midnight Runners. Je ne me l’avoue pas encore, mais Let’s Dance ne fait pas le poids. Le look salopette de Kevin Rowland est déjà le mien, il est bien plus dans mes moyens que le costume Serious Moonlight.

    La Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par Patoche  OU      La Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par Patoche ???

    Dans un article lu et relu, un journaliste raconte leur passage au Casino de Paris. Un concert magique qui ne voulait jamais finir, ou alors dans la rue et tard dans la nuit, le public qui rappelait mille fois les musiciens pour les épuiser, eux et leur répertoire.

    Je ne les aurai jamais vus que sur de méchantes vidéos.

    La Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par Patoche 

    En mai 83, Kevin Rowland est le roi du monde. Plus tard, on m’expliquerait qu’il n’était qu’un faux prophète, que Geno était bien mieux, et qu’avec Too Rye Ay, il avait déjà vendu son âme.

    Je m’en ficherai, c’était ici et maintenant, les violons et la salopette de l’été. Ils ne pourraient pas comprendre, et je ne pourrais jamais leur dire. La chaleur de cette voix incroyable, la simplicité et l’authenticité de la musique, je les mettais bien au-dessus de la suffisance arty. 

    La Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par Patoche

    Kevin, convoqué en première partie de Bowie à Auteuil, se fendrait d’un « Fuck Bowie » qui lui couperait le micro et peut-être déjà les ailes.

    A la rentrée, le bac en poche, je passe à autre chose et fait le nécessaire pour avoir plutôt la nostalgie de mon trou de province que l’amertume d’y être resté. Les études me font passer à côté des gondoles des saisons suivantes et mon compteur temporel reste un peu bloqué sur 1983. Je suivrai la carrière de Kevin Rowland par les brèves de Best, puis des Inrockuptibles. La fin des Dexys, un début de carrière solo, et puis rien.

    Une affiche dans une rue de Londres, bien plus tard, et le nom dévoilé comme une évidence agit comme une madeleine de Proust.

    La Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par Patoche  

    Kevin Rowland est méconnaissable, en robe, dénudé. Au moins est-il vivant, peut-être plus capable de composer de nouveaux hymnes, mais encore de pratiquer la reprise avec un certain talent. Les journaux racontent son sabotage de sa carrière, sa décadence, son début de rédemption. 

    La Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par Patoche

    La madeleine n’a sans doute pas les mêmes effets selon l’âge. Prise trop tôt, elle donne l’illusion que la vie pourrait être rembobinée comme une cassette. J’avais découvert un soir de finale de coupe du monde que mon âge m’interdirait d’être jamais joueur pro, mais je me disais que rien du reste n’était encore écrit.

    Je rembobinais et repensais à Barbara.

    A défaut de la retrouver (y’ai-je cru ? est-ce que je l’ai seulement cherchée ?), j’allais faire une expérience mémorielle. La découverte tardive du 3ème disque de Dexys fut comme la conjugaison de ma nostalgie au plus-que-parfait. Je cherchais à revenir à l’époque de tous les possibles, et je découvrais un autre temps, inconnu, passé et révolu, où les portes avaient été encore ouvertes.

    La Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par Patoche  

    Je résume : qu’est-ce que vous inspire un disque de 1985, réédité en 1997, acheté en 2002, de votre groupe préféré de 1983 ?

    La Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par Patoche 

     Kevin a changé de panoplie, il porte le même costume de cadre que j’enfilais à cette époque. Il ne sourit pas, ou alors du coin des yeux.

    La Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par Patoche 

    Le disque est foutraque, mais c’est le disque d’avenir radieux d’un gars sûr de lui, qui se permet ce qu’il veut. Il respire l’assurance, les cuivres et le violon se sont enrichis d’orgues et pianos. Des dialogues parlés débouchent sans prévenir sur des hymnes imparables, il y a des chansons au titre universel (I love you !) auxquelles rien n’est à rajouter. Dexys est encore Dexys, tout sonne comme si l’avenir lui était grand ouvert, le monde va nous appartenir, c’est écrit, c’était écrit.

    Et tout au bout du disque, qu’on comble alors avec les inédits et fonds de tiroir, il y a une perle cachée, belle comme un dimanche matin d’été, un lendemain de fête, alors que, fatigué de la nuit, on se dit que la journée et la vie vont être belles.

    Ça commence par une guitare sèche et inhabituelle. Puis un accordéon et un piano font un pont sur lequel s’avance la voix de crooner, chaude, mais encore timide.

    « Some day, when I'm awfully low… ».

    Je fonds. C’est The Way You Look Tonight, un standard de 1936, chanté mille fois, Sinatra bien sûr, Bryan Ferry…

    J’ai lu un jour, et je suis 100% d’accord, que l’art de la reprise consiste à trouver à une chanson une signification qui a échappé même à son auteur, et qu’un autre va découvrir et nous dévoiler.

    Pour moi, Kevin Rowland a trouvé dans sa version un sens qu’aucun de ses prédécesseurs n’a pu déceler. Ecoutez Frankie, écoutez Bryan... Il n’y a pas match. 

           MILAN AC

    KEVIN

    OZOIR-LA-FERRIERE

    BRYAN

    7

    0

    Il y a là, mais peut-être pour moi seulement, une forme unique de nostalgie heureuse, de contentement tranquille, d‘assurance inébranlable. Rien ne peut toucher Kevin, il est sur le sommet du monde et il le contemple comme il est. C’est la dernière chanson du dernier disque avant le début de la fin, et elle est simplement parfaite. 

    La Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par Patoche

    Après le premier refrain, les cuivres entrent dans la danse jusqu’à se répondre comme des amoureux, deux bouquetins de chaque côté de la vallée, pour soutenir encore cette voix, une voix d’alcôve, toujours chaude et aimante, mais qui a pris de l’assurance avec son élan :

    « And that laugh that wrinkles your nose
    It touches my foolish heart »

    La batterie discrète est tenue par Woody Woodmansey, un ancien Spider from Mars, joli pied de nez du hasard au beau David (tout le monde s’en fout, sauf moi). 

    La Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par Patoche

    Il n’y a que la fin où le chant s’élève dans les aigus, je ne sais toujours pas si elle est ratée ou réussie.

    « Keep that breathless charm. Won't you please arrange it ? 'Cause I love you ... Just the way you look tonight. ».

     Mais on s’en fiche qu’elle soit réussie ou ratée.

    Nous sommes au début de l’été 1983,

    un dimanche matin.

    Le soleil est déjà chaud,

    mes paupières tombent de fatigue,

    je vais dormir quelques heures

    et me réveillerai plus tard

    pour danser toute une vie avec

    Barbara. 

    Dexys Midnight Runners ‎– Don't Stand Me Down

    (Réédition Creation records 1997)

     1 The Occasional Flicker 5:51

    2 This Is What's She's Like 12:23

    3 My National Pride 7:01

    4 One Of Those Things 6:00

    5 Reminisce (Part 2) 3:23

    6 I Love You (Listen To This) 3:19

    7 The Waltz 8:27

    8 Reminisce (Part One) 5:50

    9 The Way You Look Tonight 2:17

    La Semaine des Lecteurs - Jour 3 : Barbara, 1983 par Patoche

    Pour l'écouter, ce n'est pas loin..... Barbara

    Merci Patoche!

    That's all folks!

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  • Commentaires

    1
    Arewenotmen?
    Mercredi 17 Juin 2020 à 07:28

    Une très belle évocation...

      • Mercredi 17 Juin 2020 à 23:40
        individu1671137

        Voici un enregistrement de la BBC2 en 2003 :

        https://1671137.fr/jirafeau/f.php?h=0bBIXhDd&p=1

        Je crois que je l'avais glané à l'époque sur le site des Dexys.

      • Fracas64
        Vendredi 19 Juin 2020 à 19:13
        Coincidence troublante, le Dexy's est chroniqué en ligne par Telerama comme faisant partie de chefs d'œuvre oubliés. Moi qui m'était arrêté à l'époque de Too Rye Ay du coup. Cela me donne envie de m'y plonger. Aurais je raté quelque chose ?
    2
    sorgual
    Mercredi 17 Juin 2020 à 08:00

    Belle évocation du disque repère, celui qui t'ancre dans l'émancipation à la vie et à la découverte de la musique que tu t'appropries. Je prends un coup de vieux car moi le compteur remonte à 1972 avec entre copains le match Bowie avec Ziggy et Lou Reed avec Tranformer. Dexys MR , je les ai relus en différé plutôt dans les années 90, donc sans la surprise de l'instantané, avec moins de passion car déjà influencé par d'autres avis et lectures de fanzines habituels.

    Mais tu peux revivre des choses plus tard, quand tes ados réécoutent tes "classiques", révisent ta bibliothèque musicale, que  tu entends évidemment du Le Zep, Stones plus que Beatles, et que ta fille te fait marrer en parlant de "Reed Lou" (faut bien classer tes fichiers par ordre alphabétique) qu'elle adore et partage avec ses copines.

    3
    eric
    Mercredi 17 Juin 2020 à 11:08

    Le Blog de Fracas attirerait-il des textes empreints de lyrisme? Superbe. L'adolescence est une madeleine qui se croque sans faim.

    4
    Patoche
    Mercredi 17 Juin 2020 à 12:45

    Merci Fracas pour ton accueil, je suis un visiteur régulier de ton site et ça m'a vraiment fait plaisir d'être un peu chez moi chez toi. Excuse-moi de ne pas souvent contribuer, mais je suis très lent à penser, j'ai un gros problème avec les tweets et j'ai du mal à faire court

    Et merci à tous pour vos commentaires ! Tu as raison Sorgual de parler de disques repères. Je ne sais pas pour toi, mais quand mes enfants les redécouvrent, j'ai l'impression qu'ils y ont trouvé la même vérité que moi avant.

    Et Lou Reed est tout en haut du podium familial. A tout hasard (tu connais peut-être), je te mets un lien vers son interview géniale par Elvis Costello. On y découvre le lien caché entre Lou Reed et... Mort Shuman.

    https://www.youtube.com/watch?v=x8yQGjYK0dQ&t=1202s

    Maintenant, ferme les yeux et imagine Lou chanter "Un été de porcelaine".

      • Fracas64
        Mercredi 17 Juin 2020 à 20:14
        Patoche (c'était aussi mon surnom autrefois) j'ai eu du boulot avec ton post mais il était tellement différent de ce que je fais que j'y ai pris du plaisir d'autant que je l'ai lu et relu. Quant à DMR, je tiens leur premier album comme indispensable. Le deuxième est pas mal mais je ne l'estime pas autant. Merci !
      • Hervé
        Mercredi 17 Juin 2020 à 20:20

        Et bien cher Patoche, ton disque est aussi le mien, car cet album est mon album préféré des Dexys... Et j'adore le père Rowland en solo. Du vrai poil-à-gratter pour les oreilles.

        Bravo pour ton évocation, c'est splendide !

        Et ça sent un vécu qui a été le mien aussi !

        Sacré eighties !

        Hervé

    5
    Audrey
    Mercredi 17 Juin 2020 à 16:09

    Comme les autres, je trouve que ton évocation de cette période est faite très habilement et on s'y retrouve. Ce qui est étrange, c'est que les années compte double ou triple. Moi, cela se joue deux plus tard que toi, et je n'ai pas la même perception des dexy's.

    Par contre, j'ai un souvenir très précis de la jubilation que j'avais à écouter Come On Eilleen (et c'est toujours les cas). et de ce nom à rallonge que je n'arrivais pas à retenir parce que j'ignorais l'anglais ni comment cela s'écrivait. J'ai en fait découvert vraiment ce groupe dans mes années FAC, donc début des années 90. Donc le côté tête de lard empêcheur de tourner en rond de Rowland m'est un peu passé par dessus, parce que le look banquier du dernier album ne me parlait pas. Mais j'ai un souvenir précis de sa chronique dans l'un des tous premiers inrocks (acheté à la FNAC).

    En fait, les années de silence du Rowland correspondent aux années où je me suis passionnée de la musique, si bien qu'il ne fait pas partie de ma nostalgie. L'adolescence, pour moi, c'est la fascination des pochettes de disques dans les rayons de la FNAC, des noms qui nous font rêver à défaut de pouvoir les écouter (parce qu'on n'avait pas le net pour pouvoir le faire instantanément), parfois la frustration et l'impatience pour une nouveauté à venir, l'excitation de poser le bras de la patine sur le rayon du vinyl et l'enregistrer en K7 pour ne pas le rayer et pouvoir l'écouter librement sur son walkman… Et les dexy's, du coup, n'ont pas fait partie de ce voyage.

    Concernant l'album en question, je trouve que le son a merveilleusement bien vieilli. Par contre, à chaque fois que je l'écoute, je ne sais pas trop quoi en penser et généralement, je me le remets un 2eme fois, comme si je n'arrivais pas à me l'accaparer. Je n'arrive pas à m'attarder sur une chanson plus qu'une autre. Pour moi, c'est un tout.

    Du coup, j'ai écouté leur dernier album que je n'avais pas trop écouté. Je l'ai retrouvé sur mon disque dur en ne sachant plus que je l'avais. Tu en penses quoi, toi?

      • Patoche
        Mercredi 17 Juin 2020 à 20:01

         

         

        Bonsoir Audrey, il y a plein de choses dans ton message que j’aimerais développer, par exemple : la fascination des pochettes, les noms qui font rêver… J’ai une fidélité de trente ans pour un disque de Prefab Sprout, acheté (dans un rayon fnac) pour la sonorité du nom et l’étrangeté de la pochette. Je le tiens avec le temps pour une vraie merveille, mais je sais pas de dire quelle part il y a là d’auto-persuasion.

         

        Mais la place va manquer ici, et j’aurais peur de t’ennuyer ou de paraître pédant, et surtout il me faut du temps, parce que je crois qu’il faut poser le mot juste (ces sujets sont trop importants pour supporter l’approximation), et que je suis très lent.

         

        Concernant ta question, et si tu parles du disque de 2016, je te répondrais que je rentre moins souvent dans son univers. Je trouve la voix de Kevin Rowland moins sincère et la musique … fatiguée. Je fais une exception pour Both Sides Now, une reprise de Joni Mitchell, sur laquelle le phrasé du chant m’emballe. Mais la chanson se perd sur la fin, comme si la musique s’éternisait alors que la fête est finie.